L’Albatros remercie Alain Deneault et la maison d’édition Lux Éditeur.
EXTRAIT
Alain Deneault
L’économie de la foi
Feuilleton théorique II
À paraître, chez Lux Éditeur
Le concept d’« économie » que nous a légué le champ théologique nous instruit sur la façon que nous avons encore de subordonner ainsi, à des projections supérieures, les institutions et discours. (NDLR)
Dans l’intendance des biens comme dans l’organisation sociale, administrer, gérer, planifier ou distribuer ne relèvent pas d’actes qui se suffisent à eux-mêmes. Ils procèdent d’un principe supérieur. Une profession de foi, quelle qu’en soit l’obédience, est de rigueur pour conférer de la cohérence aux menus gestes par lesquels nous nous structurons. Il y a plus. Si les modalités de gestion s’autorisent d’un principe, réciproquement, un tel principe trouve en elles la possibilité de s’incarner, et en dépend donc tout autant : sans les formes sensibles et pratiques, on ne verrait pas le principe. Entre le plan des principes et celui de la pratique, dans la réciprocité, dans le dynamisme, dans la circularité et dans le vif de toute situation, un rapport interactif s’instaure. À ce rapport complexe, les Pères de l’Église chrétienne ont donné le nom d’« économie ». Une « économie de la foi » fonde notre matrice institutionnelle depuis le début de notre ère jusqu’à aujourd’hui, en continuant à inspirer nos régimes politiques par-delà les cercles de la religion. Hormis la seule nécessité d’agencer les choses, une organisation médiatise, voire produit, une autorité abstraite qui, à son tour, lui confère de la consistance et la fait se dresser dans le temps. Il ressort de cette opération réciproque une Raison de l’administration, de la gestion, de la production et de la distribution. Elle relève d’une gravité et d’une profondeur que la science économique moderne n’arrive en rien à imaginer.
Cette correspondance entre un principe supérieur et les instances temporelles s’exprime par des lieux intermédiaires – l’autel religieux, la chaire de l’académie, l’Assemblée législative, l’agora populaire… Ces forums doivent se régler sur un postulat lui donnant de l’aplomb et lui garantissant une constance. De manière physique, l’architecture qui accueille ces institutions représente les puissances transcendantes par un grand vide. C’est la coupole rendant solennel le chœur d’une église, c’est la voûte conjurant les grands esprits dans les hauteurs de l’amphithéâtre universitaire, c’est le vaste hémicycle faisant résonner les débats historiques d’un parlement séculier, c’est le ciel étoilé enveloppant un parc où s’organise une veille à la mémoire d’un anarchiste tué par la police… Dans chaque cas, ces espaces médiatisent un principe partagé par ceux qui l’occupent. Ils engagent, de ce fait, ceux qui y participent en déterminant leur subjectivité : les voilà par ce processus institués fidèles, étudiants, députés ou militants. Le principe de référence assigne une signification et une cohérence aux paroles et aux actes qui s’y produisent, en même temps qu’il est lui-même généré et réinvesti dans le lieu-dit qui l’instaure.
Le concept d’« économie » que nous a légué le champ théologique nous instruit sur la façon que nous avons encore de subordonner ainsi, à des projections supérieures, les institutions et les discours. Au tournant du IIIe siècle de notre ère, cette question amène un des premiers théologiens de l’Église, Tertullien, à dénoncer tous les modes de représentation hormis l’office chrétien : le cirque, le théâtre, la mythologie et les rites païens. Que tous ces « spectacles » procèdent de manière analogue aux mises en scène religieuses, que tous allient une scène avec un principe, lui paraît insupportable. Ces dispositifs de croyance ressemblent trop à celui du christianisme. Il fallait trier le bon grain de l’ivraie, les bons autels des pervers, en distinguant, malgré leur apparence commune, ceux qui sont requis pour médiatiser la Voie à suivre de ceux qui font errer. En quoi se ressemblent-ils ? En ce qu’ils renvoient tous à un principe, que ce principe ne saurait exister sans eux, mais qu’ils ne signifieraient rien en eux-mêmes si un tel principe ne venait pas leur conférer du sens. Il ne saurait y avoir de spectacle sans profession de foi ni de profession de foi sans spectacle. Qu’est-ce qu’une manifestation, une scène, une déclamation, si elle ne s’arrime pas à une idéalité rayonnant sur elle pour qu’elle acquière sens et légitimité ? Inversement, comment un tel principe peut-il peser sur une communauté dans son histoire s’il est relégué à sa pure abstraction, sans une incarnation esthétique qui lui donne corps et voix hic et nunc ?
Point de représentation sans une idée qui fasse valoir sa signification ; point d’idée sans mise en scène qui la donne à voir. C’est donc la capacité qu’ont les formes esthétiques à conférer de la consistance aux idées concurrentes à celles de l’Église que redoute Tertullien. Dans son essai De Spectaculis, il ne souffre pas seulement qu’on expose des gladiateurs infortunés se faisant dévorer par des lions, mais que le cirque sous un soleil ardent étale des pompes pour les combattants en l’honneur de Jupiter et de Neptune[1]. Il ne craint pas seulement qu’on exhibe sur scène des corps de prostituées, mais que le théâtre comme lieu présumé d’ivresse et de débauche soit un temple consacré à Vénus[2]. Il ne conteste pas seulement aux cérémonies d’hommage aux morts l’attention qu’elles leur portent, mais qu’elles les élèvent au rang d’objet de culte[3]. Car en utilisant « l’or, l’argent, l’ivoire, le bois, toutes les matières qui servent à fabriquer des idoles », en leur érigeant des scènes, des autels et des temples, les concurrents « fondèrent des spectacles sous couleur de religion[4] ». Dans son traité Contre Praxéas, en plus de ces idolâtries, Tertullien vitupère les dis- cours hérétiques présentant Jésus en Dieu lui-même, d’abord et avant tout parce qu’ils calquent le discours de la foi chrétienne, le controuvent, le pervertissent, bref lui ressemblent. « Le démon s’y prend de plu- sieurs manières pour contrefaire la vérité. Il affecte quelquefois de la défendre pour mieux l’ébranler[5]. »
Ces différentes formes d’autorité s’érigent comme les « adversaires » du christianisme. En lieu et place de ces théâtres, Tertullien en propose un autre qui fait valoir de manière autoréférentielle le vrai Dieu, le bon discours, les justes pratiques, la sainte morale. « Fouler au pied les dieux des nations, chasser les démons, faire des guérisons miraculeuses, rechercher des révélations, vivre pour Dieu, voilà les plaisirs des chrétiens, voilà leurs spectacles : spectacles saints, éternels, gratuits[6]! » Des spectacles dont « l’immense étendue » porte jusqu’au jour affabulé du Jugement dernier, « de pareils spectacles, capables de te transporter d’allégresse, quel prêteur, quel consul, questeur ou prêtre [juif], si généreux soit-il, pourra te les offrir ? » écrit-il en guise de conclusion. Ceux de l’Église « sont bien plus attrayants que le cirque, le théâtre, l’amphithéâtre et n’importe quel stade[7] ! »
Tertullien institue donc la relation entre ces deux régimes – principiel et pratique – en faisant prévaloir le modèle chrétien sur les autres. « Toutes les moissons adultères seront rassemblées en leur jour, et brûlées dans des flammes inextinguibles avec tous les autres scandales[8] », promet-il. Mais stigmatiser les dispositifs de médiatisation de ses adversaires, c’est souligner l’analogie de leurs procédés esthétiques. En comparant les figures et objets de croyance concurrents à ceux de l’Église, Tertullien trahit leur parenté. Et plus il s’emploie à distinguer les références transcendantes que ces structures de représentation offrent à voir, plus il contribue à développer un modèle de pensée qui rend compte de leur fonctionnement commun.
Ainsi en va-t-il de la notion d’« économie » élaborée par Tertullien dans ce cadre polémique. Tout ne se vaut pas, prêche-t-il : les spectacles sont associés à des idées, et tout chrétien doit s’en tenir rigoureusement aux pratiques qui se conforment à celles tenant de la Volonté de Dieu. L’œconomia, terme translitéré en latin dans ces écrits dérogeant du grec, conçoit la divinité sous trois formes conjointes, notoirement connues sous les termes de « Père », « Fils » et « Saint- Esprit », soit la « Trinité » – un concept qu’invente ce théologien de génie. La Trinité suppose l’existence d’un lien essentiel entre la divinité comme principe abstrait, d’une part, et, d’autre part, des formes adaptées à la conscience humaine, pour ne pas dire à sa faiblesse : ses récits, ses figures, ses symboles, ses paraboles et ses métaphores. Dieu reste le nom d’un grand principe qu’on ne saurait nullement voir et qu’on peine même à penser, trop illustre pour nous, pécheurs – « la capacité de l’homme » ne suffit pas à apprécier « la plénitude de la divinité[9] ». Par les tableaux qui le portraiturent, les Écritures qui en racontent la fable, les sculptures qui l’érigent, les vitraux qui relatent les châtiments subis, les chants qui louangent son statut de rédempteur, etc., le Fils se présente comme l’envoyé de Dieu sous une forme charnelle, destiné à convenir aux capacités humaines à voir, entendre et ressentir. Le Saint-Esprit désigne le lien nécessaire entre ces deux dimensions : le Fils sans le Père n’est plus qu’un barbu hagard promouvant une secte comme n’importe quel païen, le Père sans le Fils demeure une intuition fort abstraite ayant peu de portée sur les sujets humains. L’Esprit marque l’union de ces deux dimensions absolument fondée dans leur mutualité, et rend ainsi visible à elle-même la communauté qui entretient ce lien.
L’ensemble de cette dynamique porte le nom d’« économie ». « Dans cette économie, le Père voulut que son Fils résidât sur la terre et lui dans les cieux. C’est vers les cieux que le Fils, élevant ses regards, adressait à son Père de ferventes prières », avance Tertullien dans son écrit sur la Trinité et son économie[10]. Le Fils n’est pas le Père, Jésus n’est pas un Dieu, mais un héraut parlant la langue des humains et apparaissant sous une forme à laquelle les sujets humains sont sensibles, pour livrer son message. Tertullien le compare à un rayon par rapport au soleil, à la fontaine qui émerge du ruisseau, à l’arbre sorti de la racine[11]. L’image même du « Fils » se laisse interpréter comme une métaphore par ceux qui considèrent le texte biblique autrement qu’en dévots. Entre le Père et le Fils, entre la divinité et son esthétique, se décline un même principe par « degrés » allant du plus abstrait au plus sensible[12]. Qu’elle procède par le discours ou par l’icône, l’économie trinitaire consiste donc à adapter à notre condition le témoignage d’un ordre transcendant, inaccessible aux sujets humains. Le Verbe de Dieu ne peut s’entendre qu’en fonction de modalités radicales de traduction.
© Lux Éditeur, 2019 http://www.luxediteur.com
Dépôt légal : 4e trimestre 2019
Bibliothèque et Archives Canada
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
ISBN 978-2-89596-316-5
ISBN (epub) 978-2-89596-782-8
ISBN (pdf) 978-2-89596-971-6
Ouvrage publié avec le concours du Conseil des arts du Canada, du Programme de crédit d’impôt du gouvernement du Québec et de la SODEC. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada pour nos activités d’édition.
[1] Tertullien, De Spectaculis, édition d’Antoine-Eugène de Genoude, dans Œuvres complètes de Tertullien, t. 2, Paris, Louis Vivès, 1852 [vers 200], p. 391-422, réédité sous les titres Traité contre les Spectacles, Wikisource.org, 2011 ; Contre les spectacles, Tertullian.org, 2002 et, révisé par Nicolas de Montpellier, La première société du spectacle, Mille et une nuits, coll. « La petite collection », Paris, 2015, § 8, 3.
[2] Tertullien, De Spectaculis, op. cit., § 10, 7 et 17, 3.
[3] Ibid., § 12, 1-4.
[4] Ibid., § 2, 9 et § 5, 2.
[5] Tertullien, Contre Praxéas ou Sur la Trinitié, édition d’Antoine- Eugène de Genoude, Paris, Louis Vivès, 1852 [213], § I, p. 177.
[6] Tertullien, De Spectaculis, op. cit., § 29, 3.
[7] Ibid., § 30, 3 et 7.
[8] Citation non référencée de Tertullien dans Contre Praxéas, op. cit., § 1, p. 179.
[9] Ibid., § 14, p. 200.
[10] Ibid., § 23, p. 220-221.
[11] Ibid., § 8, p. 188.
[12] Ibid., § 2, p. 180.