L’historien Yvan Lamonde et son équipe viennent de lancer un ouvrage important, le Dictionnaire des intellectuel.les au Québec (aux Presses de l’Université de Montréal). Voilà un projet d’envergure. L’ouvrage comble une lacune et l’excellent travail accompli par les auteurs va alimenter une réflexion sur le rôle ou la fonction des intellectuels dans notre société.
Définition
Les auteurs n’ont pas repris la définition qu’en avait donnée l’écrivain et philosophe Jean-Paul Sartre il y a 50 ans dans son Plaidoyer pour les intellectuels (1967). Pour Sartre, l’intellectuel est celui qui « prend conscience de l’opposition, en lui et dans la société, entre la recherche de la vérité pratique (avec toutes les normes qu’elle implique) et l’idéologie dominante (avec son système de valeurs traditionnelles) ». Par exemple, l’avenir des futurs diplômés des sociétés industrielles avancées est pour ainsi dire tracé d’avance. On leur demandera d’utiliser le savoir universel qu’ils acquièrent au cours de leurs études supérieures afin de le mettre au service des entreprises et du pouvoir établi. Or, pour Sartre, ceux et celles qui abuseront de leurs connaissances pour renverser ce destin et contester l’ordre social existant deviendront des « monstres », c’est-à-dire des intellectuels.
Les auteurs du Dictionnaire ont plutôt opté pour mettre l’accent sur le mode d’intervention publique des intellectuels, sur leur manière d’intervenir publiquement dans la Cité : une prise de position dans un débat touchant l’ensemble de la population. Ils précisent : « … quand l’histoire d’une idée, d’un discours s’avère liée à un acteur (individu, revue, institution), c’est le signe que cet individu, cette revue, cette institution ont assumé ont assumé la fonction-intellectuel de façon marquée et durable. » (p. 12)
Discussion
Pour établir la liste des entrées du Dictionnaire, les auteurs nous proposent quatre critères. L’intellectuelle ou l’intellectuel serait la personne qui : 1. « intervient publiquement… »; 2. « intervient sur une ou des questions d’intérêt civique ou politique… »; 3. « promeut, défend et incarne la liberté de parole contre différents pouvoirs… »; 4. « a laissé des traces écrites servant à l’identifier et à le ou la suivre (p. 14).
Comme l’écrivent les auteurs dans leur introduction, « Nos décisions susciteront sans doute de nouvelles discussions… » Certes, on pourrait débattre longtemps. Pour l’essentiel, je considère que ces critères sont excellents. L’espace public, les enjeux de société, la prise de parole face au pouvoir, l’écrit. Avec ces 4 éléments, on touche au cœur de la vie intellectuelle. En outre, le troisième critère rejoint en partie la conception que proposait Sartre.
Toutefois, j’aurais aimé que les auteurs précisent davantage le quatrième critère. Les «traces écrites», c’est très large. Par exemple, les auteurs ont fait une entrée à l’écrivain Mordecai Richler. C’est un grand écrivain, mais un intellectuel québécois ? Il a fait un portrait critique du Québec à une occasion, en anglais, dans une publication hors Québec. Voulait-il vraiment participer à la vie politique québécoise?
Le 4e critère devrait non seulement inclure la notion de trace écrite, mais celle d’idées qui font du chemin, des idées qui seront reprises par les contemporains ou les nouvelles générations parce qu’elles apportent un éclairage ou une solution à une réalité sociale. Pour le Québec, par exemple, nous sommes aujourd’hui à l’affût des idées qui pourraient nous aider à réunir la question nationale et la question sociale.
Les oubliés du Dictionnaire
Tournons maintenant les pages du Dictionnaire. Je retrouve bien évidemment des entrées à Fernand Dumont, Jean Larose, Pierre Falardeau, Andrée Ferretti, etc. Je tombe aussi sur Mathieu Bock-Côté. Ainsi, les auteurs ont fait le bon choix en répertoriant des intellectuels de la nouvelle génération. Toutefois, comme d’autres, j’ai vu de nombreux oublis. Je parlerai des oublis dans la présente génération.
Un premier nom me vient spontanément à l’esprit : Louis Cornellier. Il a écrit dans toutes les revues, de Cité libre à L’Action nationale. Polémiste, il a alimenté la page “idées” du Devoir comme peu l’ont fait. Après avoir publié 2 recueils de poésie, il sort en 1997 un premier essai, Plaidoyer pour l’idéologie tabarnaco, une prise position très forte sur la question nationale, sur notre statut de colonisé. En 2015, à la première page de son essai au titre percutant, Cessons d’être des colonisés!, l’éminent juriste J. Maurice Arbour reprenait les mots de Cornellier : «Nous sommes une belle gang de colonisés.»
Depuis 1998, Cornellier est chroniqueur des essais québécois, sur lesquels il porte, de livre en livre, 52 semaines par année, un regard critique, essentiellement centré sur la conception de la langue, la question nationale et le positionnement gauche-droite. Cornellier me semble l’exemple parfait d’un « passionné des questions partagées », pour reprendre l’heureuse expression des auteurs du Dictionnaire. Son dernier essai porte sur la langue. Voici comment Simon Rainville, qui incarne à mes yeux la relève intellectuelle au Québec, commence sa recension du livre dans L’aut’journal :
« Pour les lecteurs du Devoir, Louis Cornellier revêt le masque du critique des essais depuis 1998. Peu, sans doute, savent qu’il enseigne la littérature et le journalisme au collégial depuis encore plus longtemps qu’il a tenu le rôle de chroniqueur à l’hebdomadaire joliettain L’Action et qu’il a fait paraître quelques essais, recueils de poésie et autres pamphlets. C’est en partie à son contact que j’ai pris conscience de ma vocation pour les mots. J’aimais confusément la culture, lisais, inconsidérément, mais goulûment, littérature, histoire et philosophie. De parents ouvriers, je ne pouvais m’imaginer vivre de cette culture. Je me disais que je pourrais au mieux vivre pour cette culture. J’admets honteusement avoir longtemps caché mon ‘vice’ à mes amis les plus proches. Toujours est-il que Cornellier m’est apparu comme une bouée à la mer : il était possible d’être intellectuel sans être pédant. »
En second lieu, je pense au philosophe Serge Cantin. S’il y a quelqu’un qui a réfléchi publiquement à la difficulté de philosopher au Québec, c’est bien lui. S’il y a un penseur qui a gardé le phare (édifié notamment par Fernand Dumont) pour guider le passage par lequel il faut passer pour sortir du cercle communautaire et entrer dans une société moderne, c’est bien Serge Cantin. C’est en lisant Cantin que l’on peut comprendre pourquoi et comment il a fallu faire le deuil de l’identité canadienne-française. Et c’est encore Cantin qui donnera la réplique à Gérard Bouchard et à Jocelyn Létourneau.
En troisième lieu, je pense à Djemila Benhabib, une écrivaine, une voix rompant le silence, une battante, une plume trempée dans la vie et dédiée à la liberté, un style, une personne entière, sans contredit l’une des femmes les plus courageuses de la société québécoise. À elle seule, elle incarne le troisième critère, la liberté de parole, et elle l’incarne du Québec jusqu’à la France.
Enfin, je note une quasi-absence d’intellectuels qui ont émergé du réseau collégial. Les cégeps ont vu le jour en 1967. De nombreux penseurs et écrivains ont émergé du réseau collégial au cours de ces cinq décennies. Je pense à Laurent-Michel Vacher, à Marc Chabot, à Louise Mailloux, à Daniel Jacques, à Paul-Émile Roy, à Jacques Dufresne, à Michel Morin, etc.
Cela dit, en lançant la première édition du Dictionnaire des intellectuel.les au Québec, Yvan Lamonde, Marie-Andrée Bergeron, Michel Lacroix et Jonathan Livernois mettent en lumière la vitalité de la vie intellectuelle québécoise.
André Baril
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