Le Naufrage ou la Fable de la Chandelle noyée

Devrait être chanté aux jeunes chandelles qui ignorent encore tout de la vie.

Il était une fois, une chandelle, jeune, blanche et sans expérience. Elle vivait dans une boîte, côte à côte avec ses sœurs, dans l’obscurité la plus totale. Un jour pas très différent des autres, on vint la tirer de sa boîte et on l’emporta sur le pont d’un navire. Il nous faut dire que la petite chandelle avait appris dans les livres ce qu’était un navire et ainsi, put feindre habilement une contenance. En réalité, on aurait même pu croire qu’elle avait déjà été utilisée dans un lampion lors de deux ou trois soirées, si ce n’était de son embout qui était encore blanc et enveloppé dans une très fine couche de cire. La chandelle se flattait intérieurement de son aise et de sa pureté. Elle se plaisait à s’imaginer les pensées de l’homme qui la tenait entre ses mains

«Quelle chance pour lui de posséder une telle chandelle ! Blanche comme la neige et pourtant si sûre d’elle. On voit rarement, au sortir de la boîte, des chandelles avec autant de prestance et d’allégresse».

Cet homme, qui ne pensait en réalité à rien d’autre qu’à allumer une chandelle, fouillait dans sa poche à la recherche d’une allumette. Il n’en trouva pas. Il essaya donc l’autre poche, puis les poches de ses pantalons et de son manteau. Il vérifia même dans ses bottes où il lui arrivait de cacher un paquet. Il s’impatienta et demanda à un matelot qui passait justement par là de lui prêter une allumette. Malheureusement, le matelot avait utilisé sa dernière allumette la veille, justement pour allumer une chandelle. Ce dernier était très jeune et ne fumait pas. Il voulut pourtant paraître pour un homme et répondit qu’il ne lui en restait plus puisqu’il avait trop fumé. Au passage, il remarqua la chandelle neuve et lui décocha un regard. Celle-ci, si elle l’avait pu, serait devenue une chandelle rouge l’espace d’un moment, mais ça ne fonctionne pas comme ça. L’homme, celui qui tenait la chandelle, alla fouiller à la cuisine. Il n’avait que faire des histoires du matelot, qui lui, était très fier de sa manœuvre et était certain d’avoir mystifié son interlocuteur.

L’homme trouva finalement un paquet dans un des tiroirs et en tira une allumette. Il tenta d’en allumer une, sans succès, le carton du paquet était détrempé…

«Sacrebleu !»

Puis, tout près du four à gaz, il aperçut un paquet d’allumettes tout neuf. Il en tira une hors du paquet. Il faut dire que l’allumette se tenait très droite et possédait une superbe tête rouge feu. Elle avait lu dans les livres ce qu’était un navire et feignait admirablement une contenance, mais il s’agit d’une autre histoire. L’homme lui frotta la tête sur le paquet et elle prit feu. Satisfait, il approcha la flamme de l’embout de la chandelle. Cette dernière eut très mal, mais se retint bien de pleurer puisqu’elle avait appris dans les livres que son rôle était de se laisser allumer. Lorsqu’elle eut brûlé un peu et suinté quelques gouttes, l’homme, qui était retourné sur le pont, fit couler de la cire sur la rambarde du navire et y fixa la chandelle par le pied. Il la tint bien droite et en équilibre quelques secondes, tout juste le temps que la cire soit complètement solidifiée, puis se retira. La chandelle, qui ne voulait pas le voir partir si tôt, fit vaciller sa flamme légèrement. Voyant que l’homme ne revenait pas, elle tenta de penser à autre chose. Au bout d’un moment, remise de ses émotions, elle travailla du mieux qu’elle put à remplir son devoir. Elle brûla et brûla toute la nuit et de toutes ses forces. Elle se concentra si fort à bien brûler qu’elle ne vit pas du tout la nuit passer. Au petit jour, un homme, pas le même homme que le premier, vint souffler sur la chandelle pour l’éteindre.

Durant la journée, on ne requit pas ses services. Elle eut tout le temps nécessaire pour penser aux évènements de la veille. Depuis qu’elle était sortie de la boîte, on l’avait allumée une fois, puis éteinte. On avait profité de sa lumière, sans rien ne lui offrir en retour. Elle ne s’attendait pas à beaucoup, un peu d’attention et de tendresse et voilà tout. Puis, elle repensa au jeune matelot. Il avait daigné lui offrir un sourire. Elle avait pu détecter dans ses yeux du désir, certes, mais également une pointe d’abandon. Malgré son inexpérience, elle avait intuitivement compris que si elle pouvait devenir la chandelle sur la table de nuit de ce matelot, elle serait plus heureuse. Elle se disait qu’en l’allumant le soir, il prendrait le temps de lui demander comment elle se sentait. Il lui dirait que pour lui, le Soleil du jour ne pourrait jamais égaler la lumière de sa flamme. Il lui ferait mille compliments et quand le moment serait venu, il lui souhaiterait une bonne nuit, approcherait ses lèvres de sa flamme et soufflerait doucement. Elle s’adonna à ses rêveries durant quelque temps puis devint lasse. Bien sûr, elle avait été habituée à attendre dans une boîte très longtemps, mais la journée lui parut tout de même interminable. Elle occupa d’abord ses pensées à imaginer sa vie avec le matelot. La couleur de la chambre, le revêtement du sol et le point de crochet de la petite jetée sur la table de nuit où reposerait un chandelier en argent lui servant de promontoire. Ces chimères ne furent qu’un réconfort éphémère puisqu’elle comprit qu’avec le temps, à force de brûler, elle noircirait et perdrait beaucoup de cire. Un jour, le matelot en aurait assez de se brûler les doigts à tenter d’allumer une vieille chandelle noircie et la remplacerait par une toute nouvelle chandelle, blanche, longue et lustrée. La tristesse que lui procura cette réalisation la plongea dans une profonde mélancolie. Mais vous savez, comme on dit à l’école des chandelles

«La mélancolie est le plus légitime de tous les tons poétiques» [1].

Appuyée dans la légitimité de ses sentiments, la chandelle s’y abandonna encore un moment. Elle réalisa alors qu’elle n’avait pas besoin de quelqu’un pour l’allumer tous les soirs. Elle pouvait devenir une chandelle de lampion sur un fiacre qui voyage au travers le monde. Elle voulut tout voir de ses propres yeux : les grandes pyramides d’Égypte, l’Himalaya, le Lac des cygnes, la contrée des mille et une nuits, les chutes du paradis, la cité perdue d’Atlantide, la Lune. Qui a besoin d’un allumeur quand on peut être libre et voir le monde ? Elle prépara une foule de projets pour combler sa soif d’aventure. Son avenir lui appartenait et il n’en tenait qu’à elle à le saisir. Cependant, au moment du départ, elle se rappela qu’elle était solidement fixée à la rambarde d’un navire. Elle tenta de se dégager, mais en vain. Elle aurait eu beau être la plus ambitieuse des chandelles du monde, elle aurait tout de même été fixée à la rambarde d’un navire par un homme et serait impuissante devant sa condition. Elle tomba de nouveau dans la mélancolie pour finalement réaliser que la vie était l’incarnation métaphysique d’un monstre insensible et que la seule avenue qui s’offrait à elle était de briller de milles feux et d’éblouir tous les malheureux qui croiseraient son regard. La pénombre commençait à envahir le navire. Un homme, pas celui qui l’avait d’abord tirée de sa boîte, ni celui qui l’avait éteinte au matin, s’en approcha et l’alluma. Il s’agissait peut-être du matelot de la veille, qui aurait bien vieilli durant la nuit, la chandelle ne le savait plus. Elle n’accordait plus d’importance à qui pouvait bien l’allumer et la souffler. Elle se savait belle, elle savait qu’elle brillait comme un Soleil dans la nuit et ça lui suffisait. Puis, quelqu’un d’autre était venu s’asseoir auprès d’elle sur la rambarde. Il tenait un papier à la main, une lettre probablement, qu’il dévorait des yeux. La chandelle savait à quel point son rôle était important. Elle pouvait voir le reflet de sa propre fierté dans les yeux du jeune homme. Comme elle était belle. Que faisait-il celui-là à regarder une lettre alors qu’il avait la chance de contempler une apparition aussi divine ? Au fond, elle s’en moquait. Elle était chandelle et elle brillait, voilà quelle était sa destinée.

Ce soir-là, on donna une fête sur le navire. Pour l’occasion, elle revêtit sa plus belle flamme. Plusieurs invités se rassemblèrent sur le pont pour danser et festoyer. Certains vinrent lui faire leurs compliments. Il s’agissait de jeunes gens inexpérimentés qui croyaient nécessaire de courtiser les chandelles pour profiter de leur lumière. Notre chandelle s’efforçait pourtant de paraître bien flattée par la situation et brillait de l’air le plus candide qu’elle pouvait affecter. Elle savait que les jeunes gens inexpérimentés voient leur admiration encouragée par un semblant de réceptivité de la part de l’objet de leur désir. Elle conversa légèrement avec ses  jeunes admirateurs. Elle avait finalement trouvé une finalité à son existence. Inspirer l’amour aux jeunes hommes pour après les décevoir et les briser, tout comme, elle, avait été brisée par le premier homme qui l’avait allumée. Un semblant de sérénité transcendait de tout son être. Elle était en contrôle. L’attention que lui prodiguait l’attroupement de jeunes gens autour d’elle, qui regardaient sa flamme danser et ses gouttes de cire glisser lentement le long de son corps blanc et lisse la grisait.

La fête battait son plein. Les invités qui étaient dans le passé tombés, eux aussi, amoureux d’une chandelle étaient au fait des dangers de la vie et s’efforçaient de ne pas la regarder. Certains même, dont les hommes qui avaient d’abord allumé et éteint notre chandelle, ne lui portaient aucune attention. Ils avaient allumé des milliers de chandelles dans leur vie. Ainsi, on buvait et l’on chantait comme si le lendemain n’arriverait jamais. On se laissa aller à des danses endiablées. La musique se mêlait aux pas des danseurs qui faisaient trembler toute la structure du bateau. Le navire tremblait de plus en plus. La chandelle, entourée de ses admirateurs, commença à s’inquiéter. Déjà, elle avait perdu une goutte de cire, qui, en se détachant de sa tête, était tombée à la mer, tant le navire était penché. Elle tenta d’avertir les invités, mais personne ne portait attention à ce qu’elle disait. Ceux qui la regardaient n’avaient rien à faire de ce qu’elle pouvait raconter, ils voulaient simplement l’admirer, se délecter de sa beauté. La chandelle était au désespoir. Elle criait, s’énervait, mais sans succès. Elle ne comprenait pas pourquoi on pouvait l’ignorer de la sorte.

«Pourtant la chandelle brille. C’est elle qui permet aux jeunes amoureux de voir le sourire de leur bien-aimée. C’est une étoile de plus dans le ciel», se disait-elle.

Le navire finit par tanguer à un point tel qu’il se retrouva complètement retourné. Vous imaginerez les danseurs trempés et riant bêtement de la situation en nageant vers le rivage. La chandelle ne riait pas du tout, elle s’étouffait. Même ses admirateurs partaient au loin sans lui porter aucun secours. Elle était coincée sur la rambarde du navire, collée par sa propre cire. Elle tentait de se déloger, mais il n’y avait rien à faire. Sa flamme diminua peu à peu et finit par s’éteindre. Bientôt, tous les passagers étaient si éloignés qu’elle n’entendait plus un rire. Ce n’était même plus vraiment une chandelle. C’était un bâton de cire fixé à une épave dont plus personne ne voulait entendre parler. La jolie chandelle s’était noyée et sombra dans la profondeur de l’oubli des eaux noires de la mer.

Pour toujours.

La morale de cette courte histoire pourrait s’énoncer ainsi :

«Petite chandelle trop sûre d’elle finit invariablement par se noyer.

Prenez garde au vacillement du navire et tenez vos chandelles à quatre-vingt-dix degrés». 

 

Alicia Talbot-Lanciault



Image de la couverture : William Turner, Le Naufrage du Minotaur (1810), Lisbonne, Musée Calouste-Gulbenkian.

[1]  Edgar Allan Poe

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