Celui qui croit en une croissance infinie dans un monde fini, est soit un fou…soit un économiste.
-Albert Einstein
Bien que les préoccupations économiques tiennent une place prépondérante dans notre vie et que le système vise à ce qu’elles deviennent, à la limite, omniprésentes, peu de gens en comprennent les mécanismes fondamentaux. En même temps, de plus en plus de citoyens ont le sentiment que nos sociétés foncent tout droit dans un mur. Divers signaux émis par les scientifiques, la fragilité des systèmes monétaires et financiers et la concentration de la richesse aux mains d’une part toujours plus infime de la population en seraient des indices, sans parler des pressions croissantes subies par l’humain pour se maintenir à flot. Bref, on sent qu’il y a sans doute une limite à ce système basé sur la croissance infinie. C’est du moins ce que déclaraient les experts du Club de Rome il y aura bientôt cinquante ans. En même temps, le citoyen qui ne se contente pas d’explications partielles tirées de modèles théoriques et intéressés sent bien qu’il est inutile de faire appel aux ténors de l’économie pour obtenir des explications satisfaisantes. Mais, la vie se poursuit, les actualités défilent et le spectacle continue…
Pour saisir le fonctionnement d’un système aussi global, n’avons-nous pas besoin d’une vision globale? L’examen à la loupe d’un objet fabriqué de bois pourrait, par exemple, nous en dire beaucoup sur son essence, les rainures et la couche de fini, mais pour voir qu’il s’agit d’une table, il faut se départir de la loupe, prendre un certain recul et voir l’objet dans son ensemble. On pourra alors établir des liens et comprendre sa fonction, l’époque où elle fut fabriquée, etc. En général, les économistes sont assez forts sur les analyses détaillées, les divers marchés sont les domaines sur lesquels ils adorent discourir. Mais pour voir plus large et saisir véritablement le lien entre le problème économique, les conditions de la nature et la vie de l’homme, peut-être faudrait-il consulter ceux qui étudient l’homme et ses problèmes fondamentaux? Peut-être que la philosophie pourrait nous être d’un secours. Suis-je en train d’écrire que pour comprendre le fonctionnement d’une société obnubilée par la question économique, le philosophe serait plus utile que l’économiste? Je me propose simplement de tenter de faire un lien entre les malaises économiques présents et la pensée de deux penseurs : Georges Bataille et Guy Debord.
Il est toujours incorrect jusqu’à un certain point de tenter de résumer la pensée d’un auteur tel Bataille en quelques lignes. Mais l’exercice est quand même utile dans notre entreprise de compréhension de l’économie. Dans son livre La Part Maudite, Bataille élargit la sphère d’analyse de l’économie. Si au départ, le problème économique de base naît de la nécessité de produire pour assurer notre survie, l’acte de production a pour conséquence de générer un surplus, lequel vient de l’énergie solaire distribuée gratuitement à toute forme de vie. L’homme, tout comme c’est le cas pour les autres espèces vivantes, reçoit plus de l’effort de production que ce qui lui est nécessaire pour assurer sa survie. Il explique dans son Économie Générale, que ce surplus, dit la part maudite, demande une dilapidation. C’est ainsi que les formes de vie se sont complexifiées devenant toujours plus énergivores pour finalement aboutir à l’homme. Celui-ci ajoute au potentiel productif en créant des outils toujours plus performants tout au long de son histoire. Cette dépense de l’excédent est nécessaire. Les rites de dépense improductive ont pris différentes formes dans l’histoire : les guerres, les monuments, les dons, l’expression artistique, le culte religieux et ses sacrifices, etc. Il est à noter que ces rites peuvent être libérateurs et conduire à une émancipation de l’homme. Il triomphe temporairement et partiellement sur sa condition humaine, chassé du paradis, il y retourne partiellement, échappant à la nécessité. Mais, au contraire, ils peuvent aussi être contraignants; déjà piégé par la contrainte économique, l’homme peut se donner des rites de dépenses qui réduisent sa liberté davantage, les guerres, certaines pratiques religieuses et les vastes systèmes bureaucratisés peuvent en être des exemples.
Dès 1934, Keynes démontre dans le modèle économique classique la nécessité de dépenser la production expliquant la dépression économique que les nations industrialisées connaissaient par le manque de projets de dépenses. Bien évidemment, il faut envisager ce modèle dans son ensemble; la production créée par les forces productives permet non seulement d’assurer la survie à l’ensemble mais oblige une dissipation du surplus et, selon Bataille, c’est cette part maudite qui pose les problèmes fondamentaux. Ceci n’exclut pas évidemment que l’appropriation de la richesse par une minorité de la société cause un problème de distorsion dû à cette mauvaise distribution: l’extrême pauvreté côtoie la richesse souvent indécente, mais dans l’ensemble la production a généré un surplus que l’on se doit de dépenser de façon improductive. Ceci pourrait constituer la sphère d’autonomie, le domaine de la fête, de l’art, de l’activité récréative.
L’avènement de la société industrielle et l’accroissement considérable de la capacité de production qui en a résulté a contraint ces nations à ériger de vastes systèmes assurant l’écoulement de ce surplus. De plus, le retour en force du libéralisme économique sans compromis et la concentration du pouvoir économique font que les décisions qui devraient concerner l’ensemble de la population échappent à la très grande majorité des gens: à savoir les orientations de l’économie au niveau des choix de production, les méthodes de production utilisées et la répartition des résultats de cet effort de production. Les critères qui prévalent n’ont rien à voir avec les priorités des gens mais avec le souci du plus haut niveau de rentabilité possible. Il en résulte ici deux conséquences fâcheuses. D’abord, on continue de gérer le problème économique comme si la préoccupation économique devait occuper tout l’espace; paradoxalement, au moment où les techniques de production n’ont jamais été aussi efficaces, cette question est omniprésente dans notre vie. Le progrès technique ne nous a pas soulagé partiellement du souci mais a renforci la domination de l’économie sur nos vies. Les conséquences sont désastreuses : le problème écologique se pose avec une acuité sans précédent et le citoyen vit un problème de rareté entretenu par des techniques efficaces et omniprésentes d’incitation à la dépense avec comme résultat un niveau d’endettement qui dépasse le bon sens, rendant le système financier absolument fragile.
Retenons deux idées concernant la contribution de Bataille à la compréhension de l’économie. D’abord, les exemples illustrant l’existence de ce surplus dans l’histoire ne manquent pas et, règle générale, ceux qui sont en mesure d’exercer un contrôle sur l’utilisation de ce surplus bénéficient d’un grand pouvoir sur les citoyens, pensons aux chefs guerriers, religieux et aux magnats de l’actuelle société du spectacle. Leur pouvoir sur les concitoyens y est souvent encore plus manifeste que dans les lieux de travail. Ensuite, dans la mesure où on accepte cette thèse, en partie ou en totalité, il est triste de voir que ce surplus qui peut être l’occasion d’une libération partielle de la contrainte économique, puisse prendre une tournure différente et se retourner contre l’individu. Ainsi, par exemple, la danse chez les primitifs peut servir au ressourcement et à une forme privilégiée de communication. Par ailleurs, l’obligation d’écouler des surplus par des rites de dépenses planifiés par une minorité et sans signification réelle pour la majorité prend l’allure d’une seconde nécessité plutôt qu’une manifestation d’autonomie. Loin d’être d’un triomphe momentané sur sa condition, l’homme s’ajoute une seconde contrainte.
Nous cherchons à comprendre, d’une part, pourquoi nous ne profitons pas plus du surplus pour se libérer en partie de la contrainte économique et à expliquer, d’autre part, comment se fait-il que nous foncions dans le mur comme société au moment où des alarmes scintillent de tous côtés. Ces deux questions sont en grande partie inter reliées. Pour ce faire, je pense qu’il est nécessaire de se rappeler d’abord la conception du travail sous-jacente au taylorisme. Pour le concepteur de la subdivision du travail érigée comme système de production, le travailleur est sans imagination, paresseux et ne demande pas mieux que de se plier à des prescriptions précises dictées par ses supérieurs. On peut penser de même au sujet du système bureaucratique au niveau de l’activité économique tertiaire. L’application de ce principe, alliée au progrès technique, a conduit à une productivité accrue, une production de masse, et des revenus plus élevés. Mais le travailleur devient séparé de ce qu’il produit. Cette perte de sens du travail est compensée par l’accès à des biens de consommation par la possession desquels le travailleur se définit désormais. On assiste à l’édification de la société de consommation. Cette spirale travail-revenus-consommation nous entraîne graduellement dans un monde qui nous échappe orienté aveuglement vers une croissance économique infinie, même si le concept est absurde en soi.
Pour ajouter à cette tentative d’explication de ce comportement insensé, il nous faut se référer à nouveau à deux autres idées. L’une nous vient d’Hegel qui explique que la conscience de soi nous vient de la reconnaissance de l’autre. L’humain est d’abord un être de communication. Je suis parce l’autre me reconnaît comme individu et le processus est réciproque. Nous devons admettre ici que le travail parcellisé et devenu insignifiant, de même que la recherche et la possession individuelle de biens de consommation vont à l’encontre d’une réelle communication entre les individus. La seconde idée se retrouve chez Marx. Pour lui, l’homme est un être social qui se différencie des autres espèces par sa capacité de transformer la nature par son travail (la praxis). Par un travail créatif, il est en mesure de transcender sa condition et d’établir une véritable communication avec les autres membres. L’aliénation dans son travail et la coupure des autres dans ce processus fondamental conduisent à une perte de sens et à un univers dont la réalité lui échappe.
Qui de mieux placé qu’un cinéaste pour saisir le fonctionnement d’un monde ou les rapports entre les individus sont irréels? Guy Debord va expliquer dans son livre La Société du Spectacle dès 1967, société basée sur la domination de la marchandise sur la vie, comment le système a conduit l’individu à perdre conscience de sa propre vie pour assister passivement au spectacle présent dans à peu près toutes les sphères de sa vie.
«Sous toutes ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissements, le spectacle constitue le modèle présent de la vie socialement dominante. Il est l’affirmation omniprésente du choix déjà fait dans la production, et sa consommation corollaire. Forme et contenu du spectacle sont identiquement la justification totale des conditions et des fins du système existant ».
La sphère d’autonomie qui pourrait être possible grâce au surplus, compris dans le sens de Bataille, est occupée par le spectacle, son travail est réduit à l’état de marchandise et la communication aux autres emprunte les mêmes voies spectaculaires. Ajoutons que les buts et objectifs de cette société se définissent en vase clos de sorte que pour la grande majorité des individus il ne reste plus qu’à espérer que les slogans lancés par la société du spectacle correspondent à la réalité et qu’ils vivent un réel progrès.
D’une part, ce sentiment d’impuissance face au spectacle, conséquence du système économique et par le fait même politique, allié d’autre part, à la peur de la liberté, résultat de la massification et des lacunes dans le processus d’individuation, expliquent le fait qu’une partie de plus en plus réduite de la population dirige les sociétés dans le sens qui leur est avantageux à court terme, au risque de conséquences désastreuses pour un avenir plus ou moins rapproché. La fragilité des systèmes financiers en est l’exemple le plus évident.
Étant donné que le monde industriel bat sensiblement au même rythme partout, la tâche de redresser la situation s’avère une entreprise à long terme qui passe en conséquence par une éducation à l’autonomie individuelle. Imaginons, pour le besoin, que l’économie soit au service des individus plutôt que l’inverse, comme présentement, et qu’une part de la dépense improductive soit allouée à une éducation libérée de la bureaucratie et tournée vers l’individu. La communication et la coopération fondement même de l’individuation remplacerait la compétition. Ajoutons l’initiation à un travail véritablement créatif réalisé en collégialité. De spectateur, l’individu passerait au rôle d’acteur de sa destinée définie en respect des autres membres de la collectivité. Il est permis alors de penser que les individus penseraient à d’autres sources de réalisation que celles retenues par les responsables du tourbillon spectaculaire visant la production massive et la rentabilité maximale. L’économie s’en trouverait libérée et l’objectif serait véritablement de permettre la satisfaction des besoins définis par les individus de la façon la moins onéreuse possible permettant ainsi d’élargir la sphère d’autonomie, la sphère de nécessité ayant été réduite.
Jean-Yves Daoust
Professeur d’économie à la retraite et conférencier
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