Depuis quelque temps, le thème de la souveraineté québécoise est de retour sur la scène publique de la province. Que ce soit à l’aide du poing levé de PKP, du Livre qui fait dire Oui d’Option Nationale, de la création de l’IRAI (l’institut de recherche sur l’autodétermination des peuples et les indépendances nationales) ou bien encore de l’émouvant discours inédit de Parizeau en cas d’une victoire du Oui en 1995 et diffusé à Infoman lors de l’émission du 31 décembre 2015, il ne fait plus aucun doute que l’épineuse question du référendum sera l’enjeu principal de la prochaine campagne électorale. En ce sens, les camps souverainistes doivent s’équiper de toutes les munitions disponibles pour contrer les propagandes de peur qui seront sans aucun doute utilisées pour attiser la crainte des Québécois indécis face à un projet de société aussi vertigineux. Pour ma part, je crois fermement que lorsqu’on connait l’histoire de notre pays, on comprend alors que l’indépendance du Québec est une part intégrante et essentielle de notre évolution; c’est un projet de société qui s’inscrit directement au cœur de la continuité de notre récit national. Ainsi, je vous propose ici un bref aperçu d’un de ces événements de notre Histoire qui explique directement l’avènement du nationalisme québécois.
Les élections de la fissure
Alors que la Première Guerre mondiale fait rage sur les champs de bataille en Europe, le Canada, et particulièrement le Québec, est confronté à un conflit d’un autre type ébranlant les fondations même du fédéralisme à la base de ce pays. En effet, une crise du service militaire obligatoire lors des années 1917-1918 divise la population canadienne en causant de graves dissensions au sein de cette dernière. Tout d’abord un enjeu électoral national, le combat entre ceux favorables à la conscription, principalement les anglophones du Canada, et ceux s’y opposant, la forte majorité francophone de la province de Québec, prend une ampleur sans précédent; une fissure irréversible se creuse entre les deux communautés linguistiques du Canada.
Lorsque le dominion britannique du Canada entre en guerre aux côtés de la Grande-Bretagne en août 1914, le gouvernement fédéral conservateur, dirigé par Robert Laird Borden, exprime clairement son intention de participer activement au conflit. Corollairement, dès l’automne, le recrutement va de bon train; les nombreux chômeurs et les immigrants britanniques récemment arrivés s’enrôlent dans le Corps expéditionnaire. Toutefois, la situation diffère fortement dans la province de Québec. En effet, peu de Canadiens-français avaient de liens personnels ou familiaux avec les pays directement impliqués par la guerre. De plus, il n’y avait pas d’unité de combat canadienne-française distincte à cette époque (le Royal 22e Régiment n’existe pas encore au début de la guerre), ce qui réduisait considérablement les possibilités d’avancement jusqu’aux fonctions d’officiers de ceux-ci. Ainsi, le niveau de recrutement des Canadiens-français était nettement inférieur à celui de leurs confrères anglophones. Au fur et à mesure que la guerre s’enlise, le premier ministre augmente constamment sa cible quant à la taille de la force canadienne atteignant 500 000 volontaires – sur une population totale de 8 millions – en janvier 1916. Ainsi, malgré qu’il ait mentionné trois ans auparavant qu’il n’y aurait pas de conscription militaire au Canada, le gouvernement de Borden présente le 11 juin 1917 un projet de loi ayant pour but d’imposer le service militaire à environ 100 000 hommes.
Accueilli généralement avec enthousiasme au Canada anglais, le projet de la conscription reçoit une opposition presque unanime au Québec qui se range aussitôt derrière l’éditorialiste Henri Bourassa et le député Wilfried Laurier pour assurer la défense de sa liberté. En ce sens, c’est l’épineuse question de la conscription qui prend toute la place lors des élections fédérales de 1917 qui sont sans doute les plus déchirantes de l’histoire du Canada. En effet, Laurier remporte 62 des 65 circonscriptions québécoises, mais c’est toutefois l’union de Borden qui triomphe en s’emparant de tous les autres sièges du pays, à l’exception de 20. Des Historiens commentent : « Jamais le Parlement fédéral n’avait été divisé de façon aussi nette et inquiétante sur une base linguistique; et jamais les Canadiens-français n’avaient été isolés de manière aussi claire et efficace[1]. » Conséquemment, de grandes manifestations se déclenchent dans la ville de Québec; la foule en colère saccage un centre de recrutement et accueille avec des pierres et des briques les miliciens fédéraux venus encadrer l’insurrection. Lors de la soirée du 1er avril 1917, la protestation dégénère et des coups de feu sont tirés en direction des soldats qui ripostent en tirant sur la foule affolée. Le lendemain, la manchette du Devoir hurle : « Le sang coule à Québec, cinq citoyens paisibles tués[2]. »
Les Canadiens-français selon Groulx
Pour comprendre et décomposer la perception des Canadiens-français face à cette situation, appuyons-nous sur un article scientifique de Béatrice Richard, directrice du département des Humanités et des sciences sociales au Collège militaire royal de Saint-Jean, qui présente les arguments d’une figure imposante de l’Histoire québécoise, le prêtre et historien Lionel Groulx. À dire vrai, Groulx possède une tribune qui lui permet d’exposer ses opinions qui interpellent et reflètent adéquatement la mentalité populaire des Canadiens-français du début du XXe siècle. Richard construit son texte autour de l’analyse des cours publics des sessions 1917-1918 donnés par Groulx qui, à l’aide de sa remarquable rhétorique, aborde les principaux enjeux contemporains de sa société sous couvert de thèmes historiques a priori déconnectés de l’actualité[3].
L’argumentaire de Groulx sur la crise est catégorique; les Canadiens-français n’ont aucune dette morale envers leurs anciennes métropoles, la France et l’Angleterre, et la guerre dans laquelle ces dernières tentent d’entrainer les citoyens canadiens ne les concerne absolument pas. Effectivement, selon l’historien catholique, lors des négociations entourant l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867, le gouvernement britannique refusait de s’engager à la défense du Canada. À dire vrai, les députés anglais ne voulaient plus que les taxes de l’empire défrayent les dépenses militaires de la future confédération. En ce sens, Londres va tenter d’amener son nouveau dominion à se charger du fardeau de la défense en plus de le faire contribuer à toutes les guerres de l’empire. Richard commente : « Le rapprochement avec l’actualité s’impose presque de lui-même : ceux-là mêmes qui ont toujours lésiné sur la défense du Canada imposent maintenant la conscription à leurs habitants dans une guerre qui ne les concerne pas[4]. »

Le prêtre poursuit son apologie de l’isolationnisme canadien-français en défendant l’idée que la France a très tôt abandonné sa colonie nord-américaine et que cette dernière n’a pu compter sur l’aide française pour assurer sa survie contre de multiples ennemis. Ainsi, Groulx façonne l’image héroïque d’un Canadien français maniant d’une main la charrue, de l’autre le fusil, qui ne doit rien à la France et moins encore à ses soldats. En ce sens, il fait la claire distinction entre le milicien, essence même du Canadien français catholique défendant honnêtement sa terre, et celle du militaire, symbole de la guerre prédatrice et impériale. Cette logique sous-entend que les habitants franco-catholiques du Québec ne peuvent être appelés comme soldat au risque de perdre leur âme. Dès lors, selon Groulx, on ne peut légitimer l’enrôlement obligatoire dans l’objectif de voler au secours de la France qui elle-même n’a jamais offert qu’un service minimal aux Canadiens-français pris dans la tourmente. Lionel Groulx, durant cette période trouble, contribue donc à développer un récit national susceptible de combler l’horizon d’attente d’un public qui s’estime injustement traité, en s’attaquant aux couronnes française et britannique accusées d’avoir continuellement menacé la survie de la race canadienne-française[5].
Mais qui étaient ces indignés et quels motifs animaient leur fougue et leur colère? D’où venait ce refus total témoignant d’un dégoût et d’une exaspération générale ambiante dans la population? Selon moi, tous, même les Canadiens-français eux-mêmes – qui étaient persuadés de la nécessité de combattre, mais qui s’interrogeaient toutefois encore sur la nature et l’essence de la lutte à livrer -, se sont questionnés sur la véritable identité de ces réfractaires si difficile à cerner. À mon sens, s’il était si ardu pour tous les commentateurs contemporains de saisir les motifs de l’insurrection canadienne-française, c’est parce qu’ils étaient en train d’assister à un des évènements fondateurs d’une nouvelle nation qui ne se désignerait plus par ses attaches avec le restant du Canada, ni par son héritage français ou britannique, mais bien par sa propre identité que ses membres avaient laborieusement forgée depuis des générations. Ainsi, selon moi, la crise de la conscription correspond à l’avènement du nationalisme canadien-français menant ultérieurement à l’édification de la nationalité québécoise et à son désir de souveraineté qui teinte toujours nos débats de société.
Adrien Larochelle
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Sources :
[1] Peter Gossage et J.I. Little, Une Histoire du Québec, Montréal, Hurtubise, 2015 (2012), p. 229.
[2] Ibid., p. 225-230.
[3] Béatrice Richard, «Lionel Groulx et la Grande Guerre : ruses et paraboles d’un historien public», Bulletin d’histoire politique, vol. 18, no 3, 2010, p. 209-210.
[4] Ibid., p. 216.
[5] Ibid., p. 216-219.
Image de la Couverture : L’Été de 1914, Jean-Paul Lemieux, 1965, Musée national des beaux-arts du Québec, Québec