Hédoniste, libertaire, matérialiste, athée et honnête homme, Michel Onfray est le philosophe français le plus populaire de la France. En 2015, il a publié le premier volet de ce qu’il appelle une «Brève encyclopédie du monde» et dont le but serait d’approfondir notre relation à la Nature.
Dès les premières pages de cet ouvrage intitulé Cosmos[i], Michel Onfray reconnaît l’héritage de son père, ouvrier agricole qui lui apprit à être attentif aux rythmes naturels et à savoir se repérer partout dans la nature. Fort de ces solides apprentissages, dont il tire sans aucun doute ce calme olympien qui le caractérise si bien lorsqu’il participe à des débats publics, Onfray nous propose un tour du monde, nous conduisant tantôt à la rencontre de personnes inspirantes, tantôt à la découverte des manifestations les plus originales de la vie.
Mon intention n’est pas de refaire ce tour d’horizon. Je ne chercherai pas non plus à présenter les controverses entourant apparitions ou déclarations publiques de Michel Onfray en France. Je n’ai pas de compétence en sociologie de la connaissance. Je m’attarderai exclusivement à la thèse philosophique défendue dans Cosmos. Selon Onfray, nous sommes non seulement le produit de la nature, mais une singulière figure de sa vitalité elle-même. Il y aurait en nous une force vitale, «une énergie aveugle» nous reliant au mouvement de la nature : «Parent du minéral, du végétal et de l’animal, l’homme porte en lui, dans son sang, ses nerfs et sa chair, dans son cerveau aussi, bien sûr, une partie de la même énergie aveugle qui conduit le monde» (p. 67). La nature, notre boussole, notre étoile polaire ? Telle est la question à discuter.
La force vitale
Héritier des philosophes Épicure et Lucrèce, Onfray veut d’abord célébrer l’unicité de la nature. Plus encore, il veut remonter aux sources de la vie en montrant qu’elles forment les éléments les plus intimes de notre être.
Mais attention, pour bien suivre le philosophe dans sa quête de la force vitale qui nous anime, «[i]l faut éviter deux écueils : d’une part, le mépris de la vie et du vivant; d’autre part, le culte de la vie et du vivant. Ni religions monothéistes tout à leur célébration du Créateur dans l’oubli de sa Créature ; ni religion new age, ni écologisme néopaïen, ni spiritualités néochamaniques» (p. 133).
Là, bien évidemment, on veut suivre le philosophe matérialiste, même s’il exagère, en déclarant, sans nous apporter les preuves historiques, que le christianisme aurait pratiqué un «ethnocide planétaire à partir de 1492» (p. 133).
Très intéressante est la réflexion sur la causalité, sur le commencement du commencement qui nous échappe sans cesse, sur la régression à l’infini et sur ce qui serait peut-être la manière la plus humaine d’arrêter cette incessante quête: «Dieu est le nom qui arrête cette mise en abyme qui inquiète, angoisse et débouche sur de nouvelles questions… » (p. 137) Malheureusement, Onfray ne poursuit pas cette réflexion. Il se contente de dire que le nom de Dieu «stoppe l’exercice de l’intelligence», alors que l’anthropologie nous apprend plutôt que Dieu se révèle à l’humain comme le premier représentant de la fonction symbolique, sans laquelle la séparation entre l’imaginaire et le réel ne serait pas possible, sans laquelle la confusion entre l’imaginaire et le réel condamnerait l’humain à faire l’expérience de la catastrophe des catastrophes : une vie soumise au pur hasard, à l’imprévisibilité, voire à l’arbitraire.
Plus heureuse et mieux développée est sa critique du radicalisme végétalien. En s’appuyant sur une école philosophique contemporaine, le conséquentialisme, doctrine selon laquelle nous évaluons nos actions à partir des conséquences plutôt que des principes, Onfray montre les contradictions des gens qui nous exhortent à ne plus manger de viande ni même les produits de l’animal. De telles pratiques, si elles étaient généralisées, nous conduiraient en effet à cesser toute domestication et pourraient même favoriser la prolifération sans limites du règne animal, donc conduire à la «précarisation des hommes à brève échéance» (p. 295).
Cela dit, le philosophe me semble précipiter sa course en abolissant la différence entre la nature et la culture. «La culture est une sécrétion de la nature, même quand elle semble une antinature […] Quand nous croyons nous extirper de la nature, nous lui obéissons; quand nous imaginons nous en émanciper, nous nous y soumettons; quand nous pensons la laisser derrière nous, nous nous plions à son ordre […] Nous ne sommes que ce que la nature veut que nous soyons» (p. 175). Un tel propos me semble réducteur. Nous sommes issus de la nature, mais cela ne veut pas dire que la nature oriente nos comportements. Cependant, Onfray persiste et signe. Selon lui, cette «force vitale» nous habiterait tellement que nos lointains ancêtres en auraient fait leur premier objet d’adoration. À preuve : le totémisme, l’adoration de l’animal, c’était en somme la célébration de la puissance de vie. De même, ne cherchez plus le sens des dessins tracés par les premiers humains au fond des grottes, notre homme a une explication : «C’est l’hommage des vivants à la vie qui va et veut que peignent les hommes…» (p. 339) Dans cette envolée, Onfray oublie cependant les analyses de Georges Bataille, qui considérait la peinture dans la grotte de Lascaux comme la naissance de l’art. Il précisera sa pensée en 1957 : ces peintures, c’est d’abord et avant tout le défi de la figuration, le passage de la vie à la figuration, comme symbole du passage de l’animal à l’homme, le moment de ce passage, le sentiment qui en découle, «l’expiation[ii]».
Alors, que retenir de cette célébration tous azimuts des forces naturelles qui nous traverseraient de part en part? Avant de trancher, prenons un temps d’arrêt.
Intermède : l’enjeu philosophique contemporain
En 2004, lors d’une conférence, le philosophe français Alain Badiou a dressé un solide portrait de la philosophie française du 20e siècle. À ses dires, deux grands courants de pensée, diamétralement opposés, ont émergé au début du 20e siècle. Un premier courant est incarné par Henri Bergson, qui proposa «une philosophie de l’intériorité vitale». Un autre fut représenté par Léon Brunschvicg, qui allait promouvoir «une philosophie du concept».
Or, toujours selon Alain Badiou, à partir de la deuxième moitié du 20e siècle, la confrontation de ces deux philosophies, de la vie et du concept, va mener à l’émergence d’une nouvelle question et, du coup, à un renouvellement de la philosophie contemporaine. Écoutons Badiou nous résumer ce changement de paradigme: «Avec une discussion sur vie et concept, il y a finalement une discussion sur la question du sujet, laquelle organise toute la période. Pourquoi ? Parce qu’un sujet humain, c’est à la fois un corps vivant et un créateur de concepts. Le sujet est la part commune des deux orientations[iii].»
L’enjeu contemporain serait donc de surmonter cette opposition de la vie et du concept pour saisir le devenir humain dans sa complexité. Le naturalisme de Michel Onfray peut-il nous aider à relever le défi, peut-il baliser la réflexion anthropologique future?

Garder le cap grâce à l’étoile polaire, d’accord, mais quelle est celle du monde humain ?
En affirmant et en répétant que l’humain fait non seulement partie de la nature mais qu’il est traversé par une force de vie, Michel Onfray se présente définitivement comme le digne héritier de la tradition de l’intériorité vitale (ou du vitalisme). Toutefois, le philosophe n’inaugure pas vraiment de dialogue avec l’autre tradition philosophique. Il reste à l’intérieur de l’opposition classique entre les philosophies de l’évolution créatrice et celles du concept. Le dialogue n’a pas lieu. En conséquence, à la fin, la force vitale tant célébrée par Onfray reste encore inaccessible au sujet humain. L’animalité est en nous, mais comment véritablement l’accueillir?
D’une autre manière : la nature est-elle la boussole d’être humain, l’étoile polaire guidant sa conduite? La réponse est non. Il me semble que cela devrait être admis depuis longtemps, au moins depuis Nietzsche (1844-1900), qui définissait déjà l’humain comme «l’animal non encore fixé[iv]».
Pour expliquer davantage ma critique, reprenons notre lecture de Cosmos du tout début. Sur les pas de Darwin, Onfray rappelle non sans raison qu’«il n’y a pas de différence de nature entre l’animal et l’homme» (p. 26), puis il affirme que l’hominisation elle-même aurait eu bien peu d’impact : «L’hominisation semble nous éloigner de la nature, mais elle réalise le plan de la nature […] Notre vérité intime et profonde n’est pas dans un inconscient freudien […] mais dans la biologie, en l’occurrence l’histoire qui conserve la mémoire sombre dont on sait qu’elle porte le programme du vivant : naître pour mourir, vivre pour se reproduire et mourir, s’activer pour réaliser le plan de la nature et mourir, se croire libre, se dire libre, tout en avançant en aveugle dans la vie qui nous veut plus que nous ne la voulons et mourir» (p.171-172).
Qu’est-ce à dire? En réduisant «notre vérité intime» au «programme du vivant», Onfray se coupe l’accès à la vie pulsionnelle elle-même: il y aurait un programme, mais il nous serait inaccessible, puisque le philosophe considère que l’humain avance «en aveugle dans la vie qui nous veut plus que nous ne la voulons».
Onfray va encore plus loin : à l’échelle cosmologique, l’humain et l’univers n’auraient pas le même poids. L’humain serait une singularité bien éphémère. «Trois petits tours et puis s’en vont.» Mais le Cosmos resterait inébranlable. «Le cosmos, lui, bruit sans nous, il a brui sans nous, comme il bruira sans nous» (p. 508). Le cosmos bruira sans nous, affirme Onfray. Décidément, nous ne faisons pas le poids. Mais du coup, il y a là contradiction : à la fin, il ne reste que l’univers, la relation entre l’humain et la nature est rompue. Ce n’est pourtant pas ce que voulait démontrer le philosophe!
Dans son obsession à célébrer la nature, le philosophe aboutit inévitablement à un déséquilibre entre l’univers et l’humain. Le Cosmos est immuable. L’humain est un épiphénomène. Cette surestimation de l’univers n’est pourtant pas fondée. Je dirais même que Michel Onfray s’éloigne de la science contemporaine pour retomber dans la philosophie réaliste suivant laquelle le monde est immuable et l’humain évanescent. Du coup, il cède à la croyance associée à ce même réalisme : la croyance selon laquelle le rapport de soi à la nature constituerait le fondement – la vérité – de tous nos rapports au monde.
Ainsi, en privilégiant la relation de l’humain à la nature, plutôt que la relation entre les humains eux-mêmes, et en surestimant le poids de l’univers par rapport à notre propre existence, on aboutit inévitablement à un monde sans humains. C’est le danger qui guette les écologistes radicaux, dont Onfray voulait justement se démarquer. Au bout de ses explorations, le philosophe pourtant plein de bonne volonté perd de vue la boussole de l’être humain pour ne retenir que la force vitale qui nous serait par ailleurs inaccessible.
Dès lors, il s’avère difficile de suivre Michel Onfray jusqu’au bout de son périple. Dans sa volonté de nous faire entendre le bruissement originel du Cosmos, il s’est aventuré si loin de son village natal et de la sagesse de son père qu’il aboutit au silence des espaces infinis, oubliant justement que l’humain s’est fait vivre par la parole, grâce au dialogue, et non par la nature[v]. Pour tout dire, le défi philosophique ne serait pas tant d’implorer les voies impénétrables de «l’évolution créatrice» que de comprendre pourquoi cette parole humaine s’insère dans le vivant et comment le dialogue pourrait nous rendre accessible la vie pulsionnelle, la vitalité intérieure qui peut seule nous réconcilier avec la vie: en portant précisément notre attention au désir, ce mince fil donnant accès à notre intimité profonde. C’est en portant notre attention au désir – ni aveugle ni irrationnel – que nous retrouvons la vie. En cette matière, vous l’aurez compris, l’écoute du bruissement de l’univers ne sera pas très utile…
André Baril
Professeur de Philosophie et Éditeur.
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Sources :
[i] Michel Onfray, Cosmos, Flammarion, 2015.
[ii] Georges Bataille, L’érotisme, Éditions de Minuit, 1957.
[iii] Alain Badiou, «Panorama de la philosophie française», Conférence de 2004, accessible sur Internet. Voir aussi son ouvrage, L’aventure de la philosophie française, Éditions La fabrique, 2012.
[iv] Nietzsche, Par delà le bien et le mal, 1886.
[v] Jacques Poulain, De l’homme, Cerf, 2001, p. 233.
Image de la couverture : Passage, Collage de Papier, 2016, Jessica Desrochers