Dheepan, le rugissement retentit

Les luttes psychologiques qu’entretiennent Dheepan, ancien soldat des tigres tamouls, sa soi-disant femme et sa supposée fille sont loin d’être achevées. Réfugiés du Sri Lanka où la guerre fait rage, ladite « famille » faussement constituée dans un camp est installée en banlieue française pour s’immiscer dans une nouvelle zone de conflit, un milieu où la criminalité, l’insécurité et la tension règnent. Jacques Audiard, réalisateur et scénariste français, a remporté cette année, la prestigieuse Palme d’or pour ce film. Il a notamment gagné le César du meilleur premier film pour son œuvre Regarde les hommes tomber. Il a aussi été nominé aux Academy Awards et pour 13 Césars pour son film Un Prophète. Le dernier film qu’il a signé est De rouille et d’os avec Marion Cotillard.

Le réalisateur arrive judicieusement à transmettre à l’auditoire le spectacle de sa propre impuissance. On projette l’individu dans un univers clos, insidieux et hostile. Les personnages auxquels il peut s’identifier ont perdu tous leurs repères familiaux, sociaux et affectifs. La « famille » habite un logement où l’immeuble est contrôlé étroitement et en permanence par des membres de gangs. Jacques Audiard a su trouver l’ambiance juste pour conscientiser le spectateur à ce que c’est que de se sentir complètement étranger dans un univers qui est déjà lui-même à la marge de la culture dominante. Il a choisi le cas de réfugiés fuyant un conflit qu’on ignore et qui n’a pas été aussi médiatisé que la situation en Syrie.

Le réalisateur fait souvent l’usage de plans rapprochés et de plans subjectifs (quelquefois obstrués par une porte ou d’autres objets) pour faire entrer le spectateur dans l’intimité des personnages. Une teinte rouge et orange couvre aussi des plans dans les scènes de tension pour refléter la vivacité des affects des personnages. Le spectateur, témoin, peut quelquefois s’aérer l’esprit avec des plans d’ensemble ou des plans moyens dans la banlieue éclairée par le soleil, pour ensuite, curieusement, retourner au Sri Lanka par l’intermédiaire de gros plans sur des feuilles de palmier et un éléphant tacheté. L’image de cette créature gigantesque semble évoquer Ganesh, Dieu prié par les personnages dans le film. L’éléphant, tout comme la conscience de Dheepan, le protagoniste, avance patiemment. Il fait doucement vibrer le sol, traverse les obstacles avec vitalité. L’énorme bête est tachetée, elle n’a plus de couleur liée à son identité. L’éléphant est aussi calme et retenu que Dheepan, mais quand la rage éclate, il peut être comme lui source de destruction. Le choix du symbole de l’éléphant est assez judicieux.

Paysage (Essai Num+®rique) - Image Compos+®e Num+®rique
Paysage (Essai Numérique) Image Composée Numérique. Jessica Desrochers, 2016

Pour se ventiler l’esprit, Audiard nous offre aussi un somptueux travelling aérien s’évanouissant sur le paysage en dehors de la banlieue. Une scène dans le parc, spacieuse, colorée et lumineuse, où les Sri Lankais se rencontrent après un passage dans le temple, est aussi une libération partielle de l’atmosphère étouffante. Cette scène se heurte subitement à la hantise du passé, lorsqu’on amène Dheepan à son ancien colonel des tigres tamouls. Alors que les hommes sont en gros plan, face à face, le colonel lui demande de l’aider à trouver 100 000 $ pour acheter des armes en vue de leur exportation au Sri Lanka. Les exploits, les souffrances et les fautes passées de Dheepan rencontrent le présent. Après avoir affirmé que tout est terminé pour lui, il se fait rouer de coups de pieds. Malgré la violence vécue, on le voit dans la scène suivante chanter un hymne des tigres tamouls. Possédé par la mélodie, il semble à la fois vouloir se purger de ses anciennes passions et revivre les effervescences de l’indomptable guerrier qu’il fut.

Audiard utilise la fenêtre comme intermédiaire entre le logement exigu et relativement isolé de la « famille » d’une part, et l’univers violent des caïds de la banlieue d’autre part. Le réalisateur fait astucieusement usage de plans subjectifs et du flou pour créer un effet de distance. « On se croirait au cinéma » dit Yalini, la « femme » de Dheepan, en regardant par la fenêtre. Pour prolonger ce fossé entre les deux mondes, Dheepan suggère à sa celle-ci le port d’un voile qu’elle enfilera aussitôt sortie.

En somme, Dheepan est en soi une expérience particulièrement marquante pour notre époque. C’est une œuvre qui expose les enjeux liés à la globalisation dans une manifestation originale, palpitante et ingénieuse, mais parfois peu nuancée et surdimensionnée. La symbolique n’en reste pas moins forte et bien exploitée pour représenter adéquatement la problématique des anciens combattants de guerres civiles étrangères : la fenêtre et le voile entre les deux mondes, l’éléphant tacheté qui surplombe la terre, la confrontation entre une cause passée et un présent dénué de sens, et toute la nostalgie d’un soldat déchu qui s’incarne à travers un puissant chant guerrier.

 

Jesse Lee Niquette-Buxton  

 

 

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Sources :

Image de couverture : Le personnage de Dheepan

Partenaire Artistique : Jessica Desrochers

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1 Comment

  1. Merci pour cette présentation des choix cinématographiques du réalisateur – les plans, les symboles. Cela me donne le goût de voir ce film, d’autant que votre analyse m’aidera à mieux apprécier le film.

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