Paolo Sorrentino est certainement un des cinéastes contemporains qui divise le plus le public et la critique. Soit on l’adore, soit on le déteste : il ne laisse personne indifférent. À Cannes il est idolâtré – avec raison à mon humble avis – mais aux yeux de plusieurs autres critiques, spécifiquement en France, il n’est qu’un cinéaste présomptueux et cynique qui est surestimé. Je me suis alors demandé : qu’y a-t-il dans « Youth » qui dérange ? D’où vient le malaise que plusieurs ressentent en visionnant ce film ?
Ma réflexion m’a conduite à d’abord examiner ce qui peut choquer dans la vision du monde que nous propose Sorrentino dans « Youth », et nous porter à croire que l’on a affaire à un film pessimiste. Ensuite j’aborderai la vision du destin de l’homme que nous présente le réalisateur par ses deux personnages principaux, Fred Ballinger et Mick Boyle, pour montrer que ce film n’est pas si pessimiste en dernière analyse. Enfin, j’expliquerai pourquoi le film s’intitule « Youth » et en quoi consiste exactement cette jeunesse.
Ce qui choque dans « Youth », c’est le sentiment d’absurdité qui se dégage du monde présenté. Par vision du monde absurde, je veux dire que Sorrentino nous présente un monde qui n’a pas de sens, dans lequel il n’y a aucune raison profonde de vivre. L’absurde n’est pas propre au monde ou à l’homme, comme l’explique Albert Camus, philosophe de l’absurde, mais c’est un sentiment qui naît du décalage entre les attentes rationnelles de l’homme et l’état du monde. « L’absurde naît de la confrontation de l’appel humain avec le silence déraisonnable du monde[1] », nous dit le philosophe dans le mythe de Sisyphe. C’est donc une déception, ou plutôt une prise de conscience du caractère insensé du monde, et l’existence humaine du même coup. Et cette absurdité, Paolo Sorrentino nous y confronte de plusieurs manières dans son film.
Tout d’abord, la station thermale où se déroule l’action est l’endroit absurde par excellence. En effet, c’est un lieu où tout tourne autour du bien-être physique, où désir et passion ne sont pas au rendez-vous, et dans lequel les individus sont pris en charge à la manière d’objets afin de leur assurer une santé parfaite. La scène où les résidents se succèdent à la chaîne, rappelant une succession d’objet dans une usine, me semble bien mettre en évidence l’absurdité du projet de cette microsociété. De fait, cette triste progression met en évidence le caractère insensé du mode d’existence prôné dans ce lieu. Une phrase de Fred Ballinger résume bien ce mouvement absurde : « It’s going, nowhere, but it’s going. » On peut voir dans ce monde que nous propose l’auteur un lieu isolé, décrivant seulement la réalité d’une richissime élite, mais selon moi, ce monde se veut une image de l’entièreté de notre monde moderne obsédé par le bien-être corporel. Un monde tellement tourné vers la santé qu’il en oublie peut-être ce qui est vraiment important.
Mais le réalisateur italien ne fait pas que mettre en lumière l’absurdité de notre monde moderne ; il veut aussi montrer, selon moi, la condition proprement absurde de l’existence humaine. Pour montrer cela, Sorrentino nous propose plusieurs images comiques, qui révèlent de façon très drôle le ridicule de l’existence. Mon passage préféré est probablement celui où l’on voit une femme sur scène chanter dans toute la grandeur et l’intensité de son art, et l’instant d’après, on la voit, seule, encore en habit de scène, mangeant une cuisse de poulet. En rapprochant ces deux moments de la vie de cette femme, l’un si grandiose et l’autre tellement banale, Sorrentino cherche à nous fait ressentir ce sentiment de déception propre à l’absurde. On pourrait parler de plusieurs autres scènes tout aussi absurdes comme celle d’un Diego Maradonna obèse qui botte sa balle de tennis à répétition, ou encore un parachutiste qui tombe du ciel au moment même où Fred pleure son ami. Bien que ces scènes nous fassent rire, elles nous font aussi ressentir le malaise de l’absurde, parce que le réalisateur nous montre ce qu’il y a de pathétique dans l’homme, alors que l’on voudrait y voir de la grandeur.
Pour nous faire ressentir cette absurdité, Sorrentino souligne notre condition de mortels, car s’il y a bien une chose qui rend l’existence humaine absurde, c’est la mort. De fait, la mort rend l’existence humaine insensée : pourquoi vivre si l’on meurt de toute façon ? C’est d’ailleurs pour cela que Sorrentino met en scène des personnes âgées, ce qui semble paradoxal à première vue considérant le titre de son film. En effet, il nous présente de tels personnages, car la mort est une réalité qui est bien plus proche d’eux que de n’importe qui d’autre.
Il y a aussi une scène où l’on sent que le thème de la mort est particulièrement mis en évidence : la scène où une série d’images se succèdent nous présentant des corps statiques dans les saunas et les bains vapeurs. Avec l’ambiance dramatique, créée par la musique et l’éclairage rouge, ce lieu où l’on voit plusieurs corps inanimés fait plus penser à un tombeau qu’à un sauna. Et la scène suivante, lorsque la fille de Fred lui adresse tous les reproches qu’elle avait accumulés – et qui est merveilleusement bien jouée d’ailleurs – nous rappelle encore une fois de façon implicite le thème de la mort, puisque les deux se font faire un enveloppement de boue, ce qui renvoie à l’embaumement.
C’est en passant ainsi du comique au tragique tout au long de son film que Paolo Sorrentino nous fait sentir l’absurdité de l’existence humaine. Et c’est pour cela que certains peuvent ne pas aimer son film, qu’on pourrait qualifier de pessimiste. Toutefois, ce n’est pas uniquement cela que nous propose le réalisateur. Sa vision de la condition humaine, bien qu’elle soit présentée comme pathétique à cause de son absurdité, n’est pas seulement présentée ainsi.
En effet, Sorrentino nous propose un destin de l’homme qui a une certaine grandeur, et fait en sorte que ce film n’est pas aussi pessimiste que l’on pourrait le croire finalement. C’est d’ailleurs ce destin que je veux examiner à l’instant en m’intéressant plus spécifiquement aux deux modes de vie incarnés par Fred Ballinger et Mick Boyle.
Ce qui distingue les personnages principaux de ce film, c’est leur lucidité face à l’absurdité de ce monde, et celui qui en est le plus conscient est certainement Fred Ballinger. De fait, tout au long du film, c’est par lui que l’on voit le monde et que l’on sent son caractère absurde. Cependant, son regard n’est pas seulement lucide, mais très pessimiste aussi, car il n’aime pas la vie, comme il le dit à Mick à un moment. De la même manière, il lui dit aussi que les émotions sont surestimées. On dirait, en fait, que la vie entière est surestimée à ses yeux.
Au fond, on pourrait dire que Fred Ballinger est nihiliste dans le sens nietzschéen du terme, car il dévalorise complètement la vie. Et conséquemment à cette vision des choses, il choisit un mode de vie passif, dans lequel il ne fait qu’attendre la mort. Il a pris sa retraite, s’est retiré de l’univers de la musique et de la vie en général et tout ce qu’il veut c’est être oublié. Sa vie n’est finalement qu’une attente d’absence de vie.
On peut dire que Mick Boyle aussi est lucide, pourtant il ne semble pas l’être face à sa propre existence. En effet, on ne peut pas s’empêcher de rire de son projet de film-testament qui se nomme « Life last day » et dont il cherche, durant tout le film, l’ultime phrase de son protagoniste, le vieil homme. Mick, contrairement à Fred, choisit un mode de vie actif plutôt que passif. Comme Sisyphe, il remonte sans cesse la pierre en haut de la montagne, malgré l’absurdité du projet. Il se projette constamment dans l’avenir, et c’est cela la jeunesse pour Sorrentino. Dans une entrevue, le réalisateur explique que la jeunesse n’est pas qu’une étape de l’âge, c’est un état d’esprit que les jeunes ont instinctivement, mais que l’on peut, et que l’on doit, avoir à tout âge, même lorsqu’on est octogénaire[2]. C’est de faire comme Mick Boyle et de continuer d’aller de l’avant, de faire des projets, d’avancer malgré tout.
Paolo Sorrentino préconise finalement le mode d’existence de Mick Boyle, qui jusqu’à la fin de sa vie sera jeune d’esprit. Et s’il se suicide, c’est justement parce qu’il ne peut plus faire de film. Il n’a plus d’avenir, donc autant en finir tout de suite. Pour lui, vie et travail vont ensemble, et sans l’un, il refuse de conserver l’autre. Au moins, il aura inculqué à Fred Ballinger cet état d’esprit. C’est pourquoi ce dernier revient finalement sur scène diriger ses magnifiques « Simple Songs ». C’est d’ailleurs le sens de la toute dernière scène où l’on voit Mick, les mains en forme de jumelles, rappelant à Fred de regarder vers l’avenir, à la fin des « Simple Song ».
En fait, à la fin du film, il y a un renversement des rôles. Alors que durant tout le film c’était la façon de vivre de Mick Boyle qui semblait absurde et que celle de Fred Ballinger semblait la plus cohérente considérant le monde dans lequel ils vivent, à la fin, le compositeur se rend compte que sa manière de vivre était peut-être plus absurde que celle de son ami. En effet, attendre patiemment la mort alors qu’il est en pleine santé est peut-être plus absurde que d’agir dans le monde. C’est pour cela que je considère que la vision du destin de l’homme proposé par Sorrentino recèle une certaine grandeur, car le destin de l’homme est de continuer d’agir malgré tout dans ce monde absurde et parfois si pathétique.
Mais ce n’est pas n’importe quelle action dans le monde qu’encourage Sorrentino. Il prône la création d’œuvres d’art, que ce soit du cinéma ou de la musique. D’ailleurs, dans La Grande Bellezza, l’art était aussi la solution : Jep Gambardella recommençait finalement à écrire à la toute fin du film. Mais pourquoi l’art ? Et quelle sorte d’art ?
Il me semble que l’art, pour Sorrentino, est semblable à la vision d’une bonne amitié que partagent ses personnages principaux. En effet, ceux-ci considèrent que dans une bonne amitié, on se dit seulement les bonnes choses : « In a good friendship, you only tell each other the good things. » De la même manière, l’art doit montrer ce qu’il y a de beau dans ce monde absurde. L’art doit montrer ce pour quoi la vie vaut la peine d’être vécue. C’est ce que découvre d’ailleurs l’acteur qui était censé interpréter Hitler. Celui-ci décide finalement de ne pas jouer ce rôle, car il refuse de montrer l’absurdité de l’horreur en interprétant le Führer. Il choisit plutôt le désir car, explique-t-il, c’est cela qui nous rend vraiment en vie. Et la scène finale abonde aussi en ce sens : les « Simple Songs » que Fred Ballinger décide finalement de diriger pour la reine sont une ode au désir, désir que ressentait jadis le compositeur pour sa femme.
On ne peut donc pas déclarer que ce film est pessimiste, car même si l’homme évolue dans un monde absurde, il a quand même le désir, désir qui donne à l’existence humaine une grande valeur. Même si nous ne sommes que des figurants, comme le dit Mick, nous sommes des figurants qui ont des désirs, et qui peuvent vivre pour ceux-ci en les célébrant grâce à l’art. C’est pourquoi je trouve ce film optimiste en fin de compte. Si Paolo Sorrentino avait prôné le mode de vie de Fred Ballinger durant la majeure partie du film, on aurait pu le qualifier de cinéaste nihiliste, avançant une vision très pessimiste de l’existence humaine, mais ce serait se tromper, il me semble, sur le propos fondamental de l’auteur. Même si l’existence humaine est absurde pour l’auteur, elle vaut quand même la peine d’être vécue.
Il y aurait tant d’autres choses à dire sur ce film, entre autres sur l’omniprésence de la beauté du début à la fin, mais je vais m’en tenir à ceci, qui me semble l’essentiel pour comprendre l’intention du réalisateur. J’espère que cette analyse vous permettra de mieux comprendre ce grand film, et de l’apprécier à sa juste valeur, surtout si vous étiez d’avis que c’est une œuvre pessimiste.
Mathilde Jalbert
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[1] CAMUS, Albert. Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, Collection Folio essais, 1942, 169 p.
[2] CLAP.CH. Interview de Paolo Sorrentino pour « Youth »,
https://www.youtube.com/watch?v=W21n3_0JA_M, en ligne le 19 sept. 2015.