Je marche sur le grand axe parsemé d’obélisques qui borde la mosquée Sultanahmet en avril 2013. Istanbul avait été frappée par un petit attentat à la bombe deux mois avant notre départ, quoique de tels événements étaient devenus une triste norme dans le bilan annuel de la Turquie. Évidemment, je n’avais aucun soupçon que les dalles qui supportaient mes pas seraient fracassées presque trois ans plus tard par un autre attentat qui arracherait les vies d’autres touristes, contribuant à l’escalade des tensions dans ce pays si unique par ses contradictions.

À la lumière de l’attentat de Sultanahmet survenu le 12 janvier, il me semble approprié d’offrir un hommage à Istanbul, une métropole avec une activité frénétique sans pareil avec le reste de l’Europe qui ressent en même temps le poids de son histoire. Parmi les nombreux quartiers de la ville qui illustrent cette réalité, on peut observer la circulation sans fin du boulevard Atatürk s’écouler entre les piliers des ruines de l’aqueduc byzantin de Valens.
La précision géométrique et l’aura de puissance éternelle endurant des dizaines de générations d’albatros: l’église Hagia Sophia (Sainte-Sophie), icône de la ville depuis l’ascension de Byzance comme capitale de l’Empire romain, contraste fortement avec…
…une yali (prononciation: « yale ») près de la Hagia Sophia. Voici un exemple d’architecture turque traditionnelle provenant de la terre d’origine de ce peuple nomade, l’Asie centrale. Dans un même quartier, se côtoient des traces des différents humains d’Europe ou d’Asie qui ont façonné ce pont entre les continents.
Différentes manifestations des cultures se succédant à Istanbul au fil du temps: la Hagia Sophia en arrière-plan surplombe une maison en bois au milieu de la photo typique de l’architecture turque traditionnelle. À gauche, une tourelle de l’enceinte du palais Topkapi (prononciation: « topkape »), la résidence du sultan durant l’Empire ottoman, symbolisant l’atteinte d’un niveau de confort sans précédent pour les Turcs conquérants du siège de Constantinople, un peu comme l’adoption de la culture chinoise par les Mongols ou l’adoption de coutumes perses par Alexandre le Grand. Enfin, les fils électriques témoignent de l’entrée d’Istanbul dans l’ère industrielle vers la fin du XIXe siècle.
Jusque dans les années 80, on pouvait encore apercevoir des gens sauter directement du quai au traversier alors qu’il accostait plutôt que d’entrer en file par une passerelle.
Quant à la pêche sur le pont Galata qui enjambe la Corne d’Or, c’est une de ces activités qui ont très peu changé malgré le développement effréné de cette mégapole depuis le milieu du XXe siècle. Avant 1950, Istanbul comptait moins d’un million d’habitants. Maintenant, c’est un monstre d’au moins 14 millions d’habitants s’étendant sur des kilomètres de part et d’autre du Bosphore le long des côtes de la mer de Marmara.
Une station de tramway sur l’Alemdar Caddesi (prononciation: « djadezi ») juste à l’extérieur de l’enceinte Ouest du palais Topkapi (prononciation: « topkape »), la résidence du sultan durant l’Empire ottoman. Le premier réseau de tramway fut ouvert en 1872, symbolisant l’entrée d’Istanbul dans l’ère industrielle. Il fut fermé en 1966 à cause de la concurrence avec le nouveau réseau d’autobus. Cependant, la perte de ce réseau de transport en commun entraîna une congestion automobile telle dans les années 80 que le tramway fit un retour au début des années 90. Il semble donc que la Turquie commençait déjà un processus de modernisation et d’urbanisation durant l’Empire ottoman. Pour le mouvement des Jeunes Turcs auquel participait Mustafa Kemal Atatürk, cette modernisation n’était qu’un voile de vapeur sur la Corne d’Or: l’entrée de la Turquie dans le XXe siècle devait impliquer non seulement des avancées technologiques, mais aussi un État démocratique et laïque. Ainsi, après une période particulièrement difficile pour l’empire qui vit éventuellement sa chute après le Traité de Sèvres, ce fut l’avènement de la République kémaliste en 1922. La laïcité de l’État, un des fondements majeurs de la politique d’Atatürk, fut atteinte en 1924 et demeure en vigueur depuis.
Ci-dessous: une mise en abîme de la situation politique actuelle de la Turquie: l’État est officiellement laïque, mais, comme le croissant sur les drapeaux de Galatasaray en témoigne, des traces de son passé islamique perdurent.
Toutefois, force est de constater que le régime actuel du président Reçep Tayyip Erdogan (prononciation: « Redjep Tay’yip Erdo’an ») met en péril l’héritage d’Atatürk, sur le plan démocratique autant que séculaire. Officiellement, l’AKP aurait endossé les principes séculaires de la République et abandonné l’idéologie islamiste modérée dont il est issu en faveur d’un conservatisme social plus semblable à celui de l’Occident. Officieusement, les gestes posés par ce gouvernement sur les libertés individuelles des Turcs sont multiples, contrôlant la liberté de presse et l’accès à Internet (incluant des blocages réguliers de Facebook, YouTube et Twitter, par exemple, après des allégations de corruption). En ce qui concerne les aspects plus traditionnels de la société, il contrôle l’avortement et la consommation d’alcool, quoique d’une manière moins radicale que la Sharia. Par contre, le seul fait d’évoquer la Loi Islamique lorsque l’on examine les changements que ce gouvernement a apportés à la société turque trace une frontière entre l’idéologie officielle qu’il a adoptée et ses politiques actuelles. L’attentat de cette semaine n’est que le dernier d’une série qui s’étire depuis quelques années en Turquie, comme je l’ai constaté durant ma visite en avril 2013, et il est désolément aisé de l’imaginer comme un prétexte pour l’application de nouveaux règlements restrictifs par l’État. Ajoutons à la situation une réduction du nombre de municipalités, ce qui entraîne une centralisation de l’État vers Ankara, et un albatros planant au dessus du Bosphore et de la commotion commence à apercevoir avec sa vision hors pair l’ombre d’un sultan s’étendant de l’Est. Ainsi, malgré le progrès économique fulgurant du pays, les manifestations d’autoritarisme du régime Erdogan ressemblent à une remontée du temps, comme un tramway ayant atteint la fin de sa ligne rebroussant chemin.
Depuis la Révolution d’Atatürk, la Turquie a admirablement su concilier tradition et modernité, servant de modèle à d’autres pays musulmans cosmopolites. Mais les réformes du gouvernement de l’AKP et la menace terroriste de l’EI (État Islamique) aux frontières, sans compter les revendications des Kurdes, pourraient mettre ce modèle en péril, ce qui m’affligerait au plus haut point après ma superbe découverte d’une cité unique dans l’univers.
Texte et photos: Alexandre Demers-Potvin